Dans cet article, nous vous proposons un éclairage sur les sujets d’actualité « pesticides » (mars 2024), en lien avec la condamnation de l’État en première instance dans le cadre du recours Justice pour le Vivant.
Rappel du jugement :
Le tribunal administratif a reconnu pour la première fois l’existence d’un préjudice écologique résultant, notamment, d’une contamination généralisée, chronique et durable des eaux et des sols par les pesticides et du déclin de la biodiversité, en particulier des insectes. Il reconnaît également des carences importantes de l’Etat dans les procédures d’évaluation et d’autorisation de mise sur le marché des pesticides. Le tribunal n’a toutefois pas condamné le gouvernement à agir sur ce dernier point.
Injonction prononcée par le tribunal administratif de Paris : « Il est enjoint à la Première ministre et aux ministres compétents :
1) de prendre toutes les mesures utiles de nature à réparer le préjudice écologique et prévenir l’aggravation des dommages en rétablissant la cohérence du rythme de diminution de l’utilisation des produits phytosanitaires avec la trajectoire prévue par les plans Ecophyto
2) et en prenant toutes mesures utiles en vue de restaurer et protéger les eaux souterraines contre les incidences des produits phytopharmaceutiques et en particulier contre les risques de pollution.
La réparation du préjudice devra être effective au 30 juin 2024, au plus tard. »
Ce jugement est exécutoire, c’est-à-dire qu’il doit être respecté même si les parties ont fait appel, et sans attendre la décision en appel.
Nouveau plan Ecophyto 2030
Rappel du contexte
Le gouvernement annonçait fin 2023 les contours de son plan Ecophyto 2030 visant une « réduction de 50% des usages et des risques à l’horizon 2030 », en alignement avec feu le règlement SUR (règlement européen sur l’usage durable des pesticides).
Cependant, dans un contexte de forte mobilisation des agriculteurs, le gouvernement a déclaré début février 2024 mettre en pause le plan Ecophyto jusqu’au Salon de l’agriculture avant d’annoncer des modifications, notamment un changement d’indicateur pour mesurer la réduction de l’usage et de la toxicité des pesticides. Le passage de l’indicateur NoDU à l’indicateur européen HRI 1 marque un abandon des ambitions initiales du plan Ecophyto 2030.
Un gouvernement qui refuse de respecter sa condamnation.
Le jugement aurait dû servir de catalyseur à une action rapide et à la hauteur des enjeux de la part du gouvernement. D’ores et déjà, le nouveau plan Ecophyto fixant cet objectif à 2030 ne permettra pas de répondre à l’injonction du juge.
Dans le cadre du recours, l’Etat a en effet été condamné à renouer avec les objectifs des précédents plans, c’est à dire l’objectif du plan Ecophyto qui était de réduire de 50% l’usage des pesticides d’ici 2018, puis celui d’Ecophyto II qui était de le réduire de 25% d’ici 2020 et de 50% d’ici 2025, repris par le plan Ecophyto II+. Le gouvernement est donc censé tout mettre en œuvre avant le 30 juin 2024, pour réduire l’usage de 50% d’ici 2025.
Dans un contexte de mobilisation des agriculteurs, l’Etat a choisi de substituer l’indicateur de risques NoDU pour un indicateur moins protecteur : le HRI 1. Cet indicateur de risque a été critiqué par des chercheurs du Comité Scientifique et Technique du plan Ecophyto qui affirment qu’il est problématique pour plusieurs raisons :
- Il se fonde sur les masses de pesticides et non les doses d’usage (or la toxicité des produits varie fortement selon les doses) ;
- Le classement des substances en différentes catégories de risques est très peu discriminant : l’indicateur classe les substances en seulement 4 catégories (substances à faible risque, substances autorisées, substances dont l’interdiction est envisagée et substances interdites) et à ce jour, 80% des substances vendues sont classées par défaut dans la catégorie 2 ;
- enfin, les valeurs de pondération utilisées pour le calcul de ces indicateurs sont arbitraires (x1, x8, x16 et x64) et ne sont étayées par aucun résultat scientifique.
Mis en pratique, le HRI 1 permettrait de faire apparaître rétroactivement une réduction trompeuse de l’utilisation de pesticides lorsqu’un produit devient interdit : les chiffres des années précédentes seraient « gonflés » car le facteur de risque du produit désormais interdit est augmenté (passant de x16 à x64) et appliqué rétroactivement sur les années précédentes. Ainsi, si le NoDU ne présente pas de baisse, en raison de la substitution de l’utilisation de ce produit interdit vers d’autres produits, le HRI 1 ferait quant à lui apparaître une forte réduction.
Ce changement d’indicateur n’a pas d’incidence sur les engagements passés de l’Etat, objet de sa condamnation, et toute baisse induite par cette modification ne saurait prouver/être regardée comme une (quelconque) baisse effective de l’usage des pesticides.
Le plan Ecophyto 2030 n’inclut par ailleurs que partiellement la question des procédures d’évaluation des risques des pesticides, dont les failles ont été reconnues par le jugement du tribunal administratif. Cet aspect pourtant central pour toute réduction de l’usage et des risques, en particulier en cas de catégorisation des substances selon leurs risques, n’est évoqué qu’au niveau européen à travers certaines mesures que la France pousserait à cet échelon. Le jugement reconnaît pourtant la capacité de l’Etat à agir au niveau national en dépassant le cadre européen. Le gouvernement ne devrait pas attendre pour mener au niveau national certaines des mesures qu’il propose au niveau européen, comme l’application du nouveau document guide d’évaluation des risques des pesticides sur les pollinisateurs publié par l’EFSA en 2023 et une meilleure prise en compte des études académiques dans le cadre de la procédure d’évaluation.
Afin d’obtenir une condamnation ferme et d’obliger le gouvernement à renforcer les protocoles d’évaluation des risques, les associations ont décidé de faire appel du jugement en première instance qui n’inclut pas d’injonction sur ce point.
La Stratégie Nationale Biodiversité
Rappel du contexte
Fin 2023, Elisabeth Borne, alors première ministre, présentait la Stratégie nationale biodiversité. « Bien loin d’être une question de scientifiques, l’effondrement de la biodiversité menace notre capacité à nous nourrir, notre économie ou encore notre santé. C’est toute notre qualité de vie qui est en jeu » déclarait-elle alors.
La stratégie prévoit 4 axes regroupant 40 actions, parmi lesquelles la mise en place du plan Ecophyto 2030 pour réduire de moitié l’utilisation des pesticides à l’horizon 2030.
Comment le jugement de Justice pour le Vivant en première instance éclaire la situation
La perte de biodiversité est en effet une menace majeure. Le tribunal a reconnu que l’usage de pesticides constitue une des causes principales de l’effondrement de la biodiversité en France. L’inclusion de la réduction de l’usage des pesticides parmi les actions de la Stratégie nationale biodiversité est une nécessité.
Sur la question des pesticides, cette stratégie renvoie au futur plan Ecophyto 2030, en cours de dé-construction et comporte donc les mêmes limites que celles évoquées précédemment, en particulier des lacunes sur l’indispensable renforcement des méthodes d’évaluation des risques des pesticides.
La condamnation de l’Etat à réduire l’usage des pesticides ne permettra pas à elle seule d’enrayer l’effondrement en cours de la biodiversité. Pour être efficace, elle doit être accompagnée d’une révision concomitante de l’évaluation des risques afin d’éviter que ne soient mis sur le marché de nouveaux produits nocifs.
Commission d’enquête parlementaire sur l’échec des politiques de réduction des pesticides
Rappel du contexte
Le 1er juin 2023, le même jour que l’audience du procès Justice pour le Vivant, une Commission d’enquête parlementaire était créée, visant à « identifier les causes de l’incapacité de la France à atteindre les objectifs des plans successifs de maîtrise des impacts des produits phytosanitaires sur la santé humaine et environnementale et notamment sur les conditions de l’exercice des missions des autorités publiques en charge de la sécurité sanitaire ».
Elle a publié son rapport le 15 décembre. Plusieurs éléments font écho au jugement rendu en première instance.
Un rapport parlementaire faisant écho à l’injonction du tribunal.
Le rapport rendu par la Commission d’enquête parlementaire fait écho au jugement de première instance, en reconnaissant l’impact des pesticides sur la biodiversité, la pollution généralisée des eaux, l’existence de failles dans les processus d’évaluation de leurs risques et l’échec des politiques de réduction de l’usage des pesticides. Il émet des propositions d’actions concrètes dont certaines pourraient être saisies par le gouvernement pour se conformer au jugement.
Dans la synthèse de son rapport, publiée le 15 décembre, la Commission constate que « tous les compartiments de l’environnement sont contaminés » par les pesticides ; que ceux-ci « constituent une menace majeure pour la ressource en eau potable » et que « la pollution chimique est le troisième facteur responsable du déclin de la biodiversité animale et végétale, au même niveau que le changement climatique ».
Le rapport fait également 27 recommandations dont plusieurs pourraient être appliquées par l’Etat. Pour améliorer les procédures d’évaluation, la Commission propose (recommandation n°8) :
- d’intégrer plus rapidement les études académiques récentes dans la base documentaire des évaluations ;
- de prévoir une adaptation continue des lignes directrices encadrant ces évaluations ;
- de développer et intégrer dans les évaluations de risque des substances actives phytopharmaceutiques et de leurs coformulants des approches combinées, portant sur les mélanges.
L’application de cette recommandation constituerait une première étape pour corriger les failles des procédures d’évaluation des risques, constatées dans le cadre du jugement.
Sur les plans Ecophyto (6ème partie du rapport), la Commission d’enquête constate l’échec des plans successifs et formule un ensemble de recommandations dont le gouvernement pourrait s’inspirer pour exécuter le jugement le condamnant à réduire l’usage des pesticides sur son territoire d’ici fin juin 2024.
Sur la pollution des eaux, le rapport soulève un point d’alerte sur la dégradation de la qualité des eaux superficielles et des nappes phréatiques (p. 55 et suivantes) et sur l’urgence à agir pour sanctuariser les captages pour l’alimentation en eau potable (p. 277 et suivantes). La Commission propose notamment de “compléter et affermir l’arsenal réglementaire visant à prévenir les pollutions diffuses dans les aires d’alimentation des captages pour l’eau potable” (recommandation n°26). Une proposition rappelant la condamnation de l’Etat à “pren[dre] toutes mesures utiles en vue de restaurer et protéger les eaux souterraines contre les incidences des produits phytopharmaceutiques et en particulier contre les risques de pollution”.
Glyphosate
Rappel du contexte
En novembre 2023, le glyphosate – une substance herbicide – a été réautorisé pour 10 ans dans l’Union européenne malgré des controverses sur sa toxicité pour la santé humaine et pour l’environnement. La France s’est abstenue lors du vote sur la réautorisation de la substance.
Comment le jugement de Justice pour le Vivant en première instance éclaire la situation
Le jugement a notamment reconnu des carences de l’Etat dans les procédures d’évaluation et d’autorisation de mise sur le marché des pesticides, et a souligné la capacité des Etats à agir au-delà du cadre européen.
Cela aurait pu encourager l’Etat français à demander une évaluation plus complète des risques du glyphosate au niveau européen, et à voter contre la réautorisation. Dans la même logique, le gouvernement pourrait maintenant faire appliquer en France des procédures d’évaluation des risques renforcées dans le cadre des processus d’autorisation ou de réautorisation des produits contenant du glyphosate, ce qui pourrait entraîner leur interdiction ou la modification de leurs conditions d’usage dans le pays.
Si des carences dans l’évaluation des risques des pesticides ont bien été reconnues par le tribunal administratif, ce dernier n’a pas enjoint l’Etat à agir. Le collectif Justice pour le Vivant a fait appel pour obliger l’Etat à corriger ces failles.
SDHI
Rappel du contexte
Les inhibiteurs de la succinate déshydrogénase (SDHI), des fongicides qui s’attaquent à la respiration cellulaire, sont déversés en Europe depuis les années 2000. Des scientifiques ont alerté sur leur dangerosité pour la biodiversité en 2018 et demandent une mise à jour des tests. Des études indépendantes montrent déjà des risques pour les vers de terre, les abeilles et les amphibiens entre autres. L’ANSES a monté un groupe de travail pour produire un rapport sur la toxicité des SDHI et a rendu son avis en décembre 2023. Malgré le ton rassurant de l’avis de l’autorité sanitaire, les conclusions du groupe de travail soulèvent plusieurs points inquiétants et il émet plusieurs recommandations allant dans le sens d’un renforcement de l’évaluation des risques de ces pesticides.
Comment la décision de Justice pour le Vivant en première instance éclaire la situation
La décision Justice pour le Vivant en première instance reconnaît l’existence de carences dans l’évaluation des risques des pesticides. Le rapport du groupe de travail sur les SDHI mentionne lui-même des limites. Il précise que « les tests requis lors de l’évaluation des dossiers règlementaires de ces substances n’apparaissent ni adéquats, ni suffisants pour évaluer la toxicité spécifique des SDHI, au regard des données de la littérature ».
Le groupe de travail fait plusieurs recommandations et propose notamment de mettre en place une évaluation des risques spécifique sur la mitotoxicité (toxicité sur les cellules) et sur les effets des SDHI sur les écosystèmes et leur impact sur la biodiversité, qui n’ont pas été évalués jusqu’alors.
A la lumière de la décision de Justice pour le Vivant, l’Etat devrait modifier la méthodologie d’évaluation des risques et adapter les protocoles notamment pour mieux prendre en compte les risques des SDHI sur l’environnement avant d’autoriser ou non leur mise sur le marché, notamment en augmentant la prise en compte d’études académiques indépendantes.
Pollution des eaux par les pesticides
Rappel du contexte :
Régulièrement, des relevés détectent la présence de pesticides dans les eaux françaises. En 2017, 57% des eaux souterraines sont contaminées par au moins un pesticide. Des communes doivent interdire la consommation d’eau du robinet à leurs habitants, et 20% des Français consomment une eau dont les niveaux de contamination aux pesticides et leurs métabolites dépassent les seuils de conformité. Les effets de cette pollution sur la faune aquatique sont également bien documentés.
Comment le jugement de Justice pour le Vivant en première instance éclaire la situation
Le juge a reconnu l’existence d’un préjudice écologique lié à la contamination généralisée, diffuse et chronique des eaux. Il a reconnu une carence fautive de l’Etat dans la protection des eaux souterraines contre les effets des pesticides, et l’a condamné à agir en restaurant leur qualité et en les protégeant.
L’exécution du jugement suppose donc pour l’Etat, d’ici juin 2024 de prendre toutes les mesures utiles pour restaurer et protéger les eaux souterraines.
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