Depuis une dizaine d’années, les études scientifiques se multiplient, qui constatent l’impressionnant déclin des insectes, en particulier des pollinisateurs. Très récemment, des études majeures sont venues confirmer ce drame silencieux, soulignant aussi la rapidité du phénomène. Publiée en février 2019 dans la revue Biological Conservation, la première analyse globale sur les populations d’insectes conclut ainsi qu’au rythme où ils déclinent, les insectes pourraient disparaître de la planète d’ici un siècle, entraînant un « effondrement catastrophique de tous les écosystèmes naturels ».
Cette conclusion glaçante est le fruit d’une méta-étude de chercheurs des universités de Sydney et du Queensland en Australie (1). Pour déterminer une tendance mondiale, ils ont analysé 73 recherches à long terme. Menées dans différentes régions du monde, ces études parviennent toutes aux mêmes conclusions : le déclin des insectes s’accélère. En synthétisant l’ensemble des données, les chercheurs ont calculé que la biomasse des insectes diminuait de 2,5 % chaque année depuis trente ans.
Alors que de nombreuses espèces animales sont en train de disparaître – les scientifiques parlent désormais de « sixième extinction de masse » (2) – les insectes se retrouvent en première ligne, s’éteignant même à une vitesse accélérée. Les taux d’extinction sont vertigineux : huit fois plus rapide que celui des mammifères, des oiseaux et des reptiles… Les chercheurs estiment que 40 % des espèces d’insectes pourraient disparaître dans les prochaines décennies.
Or, les insectes occupent des fonctions essentielles dans la nature : recyclage des nutriments, pollinisation, maillons de la chaîne alimentaire… Leur disparition – ou même simplement leur diminution – aurait un impact considérable sur l’ensemble de la biodiversité. Les taxons (ou groupes) les plus impactés seraient les lépidoptères (papillons), les hyménoptères (abeilles, guêpes, fourmis…) et les coléoptères, ce qui placerait les pollinisateurs en première ligne.
Selon les recherches prises en compte dans l’étude de 2019, les principaux facteurs de déclin sont la perte d’habitat liée à l’agriculture conventionnelle et à l’urbanisation galopante, ainsi que la pollution causée par les pesticides et les engrais de synthèse. Devant ce constat, la conclusion de ces chercheurs est lapidaire : « À moins que nous ne changions notre façon de produire des aliments, les insectes dans leur ensemble seront en voie d’extinction dans quelques décennies. Les répercussions que cela va avoir pour les écosystèmes de la planète sont catastrophiques pour dire le moins (…). La restauration de l’habitat, associée à une réduction drastique des intrants de l’agrochimie et à une nouvelle conception de l’agriculture, est probablement le moyen le plus efficace d’éviter de nouvelles pertes ».
Alerte des scientifiques à l’humanité
Un an plus tard, début 2020, Pedro Cardoso, biologiste à l’université d’Helsinki en Finlande, et ses confrères dressent à leur tour un tableau si sombre qu’ils choisissent d’intituler leur article « Alerte des scientifiques à l’humanité sur l’extinction des insectes » (3). Un appel vibrant, bien éloigné des titres inexpressifs habituels des travaux de recherche.
Ces experts estiment que 5 à 10 % des espèces d’insectes ont déjà disparu depuis le début de l’ère industrielle. Il ne s’agirait là cependant que de la partie émergée de l’iceberg. Il existe en effet un manque crucial de connaissances dans ce domaine : les estimations actuelles suggèrent que les insectes pourraient compter 5,5 millions d’espèces, dont seulement un cinquième sont connues et décrites (4).
Ainsi le nombre d’espèces d’insectes menacées et éteintes est malheureusement sous-estimé. Pour exemple, la liste rouge de l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature) de 2019 ne comprend qu’environ 8 400 espèces sur un million décrites, ce qui ne représente probablement que 0,15 % des espèces existantes.
« Au total, dans les prochaines décennies, un demi-million d’espèces d’insectes sont menacées d’extinction », estiment les chercheurs. Une catastrophe dont l’onde de choc touchera toute la biodiversité. « Une espèce d’insecte qui disparaît, ce n’est pas juste une espèce de plus éteinte, explique dans une interview Pedro Cardoso. C’est aussi la perte de maillons de la chaîne alimentaire, de gènes uniques (…). » (5)
Et le rythme d’extinction s’accélère, mettant en péril le vivant, et par conséquent les sociétés humaines. « La conservation de la diversité des insectes est essentielle pour les prochaines générations, étant donné la dépendance des écosystèmes et de l’humanité à leur égard. Ces pertes entraînent le déclin des principaux services écosystémiques dont l’humanité dépend. De la pollinisation à la décomposition, (…) les insectes fournissent des services essentiels et irremplaçables. » Les chercheurs appellent donc à « une action urgente pour réduire nos déficits de connaissances et freiner les extinctions d’insectes ».
Des zones protégées qui ne protègent pas
La situation est d’autant plus dramatique que les insectes déclinent également dans les zones censées être protégées. Une recherche à long terme en Allemagne a relevé des taux de déclin spectaculaires au sein d’espaces naturels.
Publiée en octobre 2017 dans la revue PLOS One, cette étude (6) a analysé les données de captures d’insectes réalisées dans des zones naturelles protégées en Allemagne. La recherche s’appuie sur les travaux de dizaines d’entomologistes amateurs qui ont collecté des insectes à partir de 1989. Des tentes spéciales, appelées « pièges Malaise », du nom de leur inventeur René Malaise, ont été utilisées pour capturer plus de 1 500 échantillons dans 63 réserves naturelles différentes.
Les données sur une période de 27 ans sont très inquiétantes : les scientifiques ont constaté un déclin spectaculaire des insectes volants, de 76 % en moyenne et jusqu’à 82 % au milieu de l’été. Les auteurs de l’étude ont précisé à POLLINIS que les taux de déclin qu’ils ont relevés sont généralisables à l’ensemble de l’Europe, où les écosystèmes sont similaires.
Pesticides et Armageddon écologique
D’après les chercheurs, c’est encore une fois l’intensification des pratiques agricoles, avec un recours accru aux pesticides, qui explique probablement ce déclin, les aires protégées étant à 94 % entourées de champs. Ces zones naturelles sont donc également contaminées et ne font même plus office de réserve pour la biodiversité.
Dave Goulson, professeur de l’université de Sussex au Royaume-Uni, et membre de l’équipe de recherche, a déclaré : « Il semble que nous transformions de vastes étendues de terres en zones inhospitalières pour la plupart des formes de vie et nous sommes actuellement sur la voie d’un Armageddon écologique. Si nous perdons les insectes, tout va s’effondrer. » (7) Les pesticides sont identifiés par la plupart des chercheurs indépendants comme l’un des principaux moteurs du déclin des insectes à cause de leur utilisation intensive, ainsi que des réglementations inappropriées en matière d’évaluation des risques (8). Ces substances ont un impact sur les populations d’insectes à la fois par leur toxicité directe, mais aussi par leurs effets sublétaux comme la désorientation, l’impact sur la fertilité, etc., qui diminuent les capacités d’une population à se maintenir à l’équilibre. Les pesticides provoquent aussi une modification problématique de l’habitat.
Autres menaces importantes, qui peuvent avoir des effets nocifs non détectés sur la physiologie et le comportement des insectes, la bioaccumulation due à l’exposition chronique, c’est-à-dire l’absorption de substances chimiques présentes dans l’environnement et leur concentration dans certains tissus, et la bioamplification, qui est l’augmentation de concentration d’un polluant au sein d’organismes, du bas vers le haut de la chaîne alimentaire.
Des solutions pour sauver les insectes
« Seuls une prise de conscience collective et un effort coordonné pourront rétablir les populations d’insectes à l’échelle de la planète », prévient Michael Samways, chercheur à l’université de Stellenbosch en Afrique du Sud. Ce biologiste et ses confrères ont proposé une série de mesures de préservation, de la transformation des pratiques agricoles à la conservation des forêts primaires, mais aussi la limitation du réchauffement climatique (9).
« Le destin des hommes et des insectes s’entremêle, notamment par le biais des plantes (…) Les insectes sont une composante majeure de la tapisserie de la vie, expliquent-ils. Il est essentiel de mettre en place une agriculture et une sylviculture durables, une meilleure réglementation et prévention des risques environnementaux, et une plus grande reconnaissance des zones protégées, parallèlement à l’agro-écologie. »
RÉFÉRENCES
1. Sánchez-Bayo, Wyckhuys, 2019. Worldwide decline of the entomofauna: A review of its drivers. Biological Conservation
2. Ceballos et al., 2017. Biological annihilation via the ongoing sixth mass extinction signaled by vertebrate population losses and declines PNAS
3. Ce titre fait référence au document de Henry W. Kendall, “The World Scientists’ Warning to Humanity”, signé par 1 700 scientifiques en 1992, pour alerter sur la dégradation accélérée de l’environnement sous la pression des activités humaines. Un deuxième avertissement a été lancé par 15 000 scientifiques en 2017.
4. Stork, 2018. How Many Species of Insects and Other Terrestrial Arthropods Are There on Earth? Annual Review of Entomology
5. Futura sciences, février 2020. Insectes : un demi-million d’espèces en danger d’extinction !
6. Hallmann et al. , 2017. More than 75 percent decline over 27 years in total flying insect biomass in protected areas PLOS ONE
7. Guardian 2017. Warning of ‘ecological Armageddon’ after dramatic plunge in insect numbers
8. Brühl et Zaller, 2019. Biodiversity Decline as a Consequence of an Inappropriate Environmental Risk Assessment of Pesticides. Frontiers in Environmental Science
9. M. Samways et al., février 2020. Solutions for humanity on how to conserve insects. Biological Conservation